La logique française, et celle de l’Europe, est de proposer à l’ensemble des acteurs de l’Indopacifique un modèle alternatif, respectueux des souverainetés nationales. Il s’agit d’une voie conforme au droit international, et garante de la liberté de circulation en mer. Une voie qui, tout en assumant pleinement le jeu du rapport de forces, y compris militaire, ne fasse pas, en revanche, le jeu des tensions et de la polarisation.
Il n’a échappé à personne que la Nouvelle-Calédonie a été le théâtre d’un exercice militaire de grande ampleur, “Croix du Sud”, entre plusieurs nations du Pacifique au mois d’avril. L’année dernière, c’est une mission inédite qui a été réalisée par l’Armée de l’Air et de l’Espace en envoyant de métropole, en 72 heures, trois avions de chasse Rafale sur le tarmac de La Tontouta. Ces événements spectaculaires sont la traduction d’une vision imaginée en 2018 : la stratégie Indopacifique. Mais en quoi consiste-t-elle ? Quel est l’intérêt pour la France ? Et en quoi constitue-t-elle une chance pour la Nouvelle-Calédonie ? Explications.
La France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie ». La phrase a marqué les esprits. Elle a été prononcée par Emmanuel Macron, lors de sa
venue en mai 2018. Mais ce que l’on a peut-être oublié, c’est que ce jour-là au Théâtre de l’île, devant un parterre d’invités, le chef de l’État n’a pas fait que manifester son attachement à la Calédonie. Il a prononcé un discours fondateur, le premier sur le territoire français, de la stratégie indopacifique.
Une vision qui place la Nouvelle-Calédonie au centre du monde. Une vision d’équilibre pour une zone d’influence parmi les plus convoitées.
Avant de décrypter sa stratégie, il faut mesurer l’enjeu pour la France. La zone indopacifique se résume en quelques chiffres. On y retrouve 9 des 11 millions de km² de sa zone économique
exclusive (ZEE). Ce qui fait du pays la deuxième plus grande puissance du monde en termes de superficie, aprèsles États-Unis. Environ 1,6 million de Français vivent dans les 7 collectivités d’outremer de l’Océan indien et du Pacifique, un chiffre qui grimpe à 2 millions en comptant les expatriés dans les pays de la région.
Le centre de gravité de l’économie mondiale s’est déplacé vers l’Indopacifique. Six membres du G20 (Australie, Chine, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Japon) sont présents dans cette zone.
Les voies commerciales maritimes qui la traversent sont devenues prépondérantes, indique le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Les principales réserves de croissance mondiales se trouvent dans l’Indopacifique, qui contribuera d’ici 2030 à environ 60% du PIB mondial. La zone indopacifique reste également marquée par une forte vulnérabilité aux défis environnementaux et climatiques. De grands émetteurs de CO2 se trouvent dans cette zone, et les États insulaires dans les deux océans voient leur existence directement menacée par le dérèglement climatique. »
Il s’y déroule souvent les grands rendez-vous. Le sommet du G7 s’est par exemple tenu au Japon le mois dernier. Dans la foulée de cette rencontre réunissant lessept paysles plus puissants du monde, le secrétaire d’État américain Antony Blinken s’est rendu en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une visite loin d’être anodine, afin de signer un pacte de sécurité qui donnera aux forces américaines un accès aux ports et aux aéroports du pays. Une façon de contrer l’influence grandissante de la Chine, l’autre superpuissance de la région, dans la zone.
La France, au centre de cette lutte d’influence, notammentgrâce à laNouvelle-Calédonie,ne compte pas être en reste. Tant sur le plan diplomatique que militaire.
Pour la province Sud, qui concentre 74% de la population calédonienne, qui génère près de 95% des recettes fiscales et rassemble la quasi-intégralité de l’activité économique du pays, c’est une véritable opportunité…
Faire de la Nouvelle-Calédonie un porte-avions de la diplomatie
Nous devrons nous interroger. Quelle société voulons-nous pour nos enfants et comment faire pour que notre île rayonne dans cette région ? Ce que
nous défendons, c’est que la Nouvelle-Calédonie devienne un porteavions de la France et de l’Europe dans le Pacifique face aux enjeux chinois et américains. » Virginie Ruffenach, élue provinciale et membre du congrès, l’assure : le sujet de la stratégie indopacifique n’a jamais été autant d’actualité à l’aube des discussions espérées entre l’État, les indépendantistes et le camp loyaliste. Il déterminera l’avenir des jeunes Calédoniens. L’image du porte-avions est claire, parlante, mais concrètement que signifie-t-elle ? « Ce que l’on peut affirmer en tout cas, c’est que ce n’est pas un
vœu pieux, souligne d’emblée Cameron Diver, ancien directeur général adjoint de la Communauté du Pacifique (CPS) et à présent directeur de Cabinet de la présidente de la province Sud. Avec la
mise en place de la stratégie indopacifique nous mettons du fond à cette notion de porte-avions. Cette politique bénéficie avant tout à la Nouvelle-Calédonie et aux Calédoniens, même si elle bénéficie aussi à l’État et même à l’Union Européenne dans le cadre de politiques croisées. »
La Chine avance diplomatiquement vers le Sud
L’ancien responsable de la CPS dresse un constat simple. « Aujourd’hui, en dehors d’un cercle restreint, personne ne connaît la Nouvelle-Calédonie. Cette stratégie la place sur l’échiquier politique en Océanie, dans le Pacifique et dans le monde. » D’un point de vue géographique d’abord, la Calédonie est placée idéalement pour devenir une base de déploiement. Dans la mesure où la Chine avance diplomatiquement vers le Sud, après la signature du pacte de sécurité avec les îles Salomon et avec le potentiel pacte de sécurité signé avec le Fer de Lance mélanésien, elle peut faire figure de dernière ligne de défense diplomatique avant la Nouvelle-Zélande et l’Australie.
« Nous sommes également dans une période où la diplomatie minérale va prendre une importance majeure, poursuit Cameron Diver. L’explosion des besoins en matière première et en terres
rares fait que la Nouvelle-Calédonie, de par sa géologie cette fois-ci, se retrouve une fois de plus sur l’échiquier mondial.»
C’est du gagnant-gagnant. Car lorsqu’on représente la France, on pèse.
La stratégie indopacifique d’approvisionnement en métaux fait partie de cette réflexion. Elle doit permettre à la Calédonie de mieux valoriser ses richesses.
« Nous avons des atouts. Cela peut être un partenariat gagnant-gagnant entre la nation française et la Nouvelle-Calédonie dans la mesure où la France métropolitaine est loin, explique le député Nicolas Metzdorf. Nous pouvons servir de relais de la France dans la région et y gagner. Car lorsqu’on représente la France, on pèse. » France, Europe, Nouvelle-Calédonie… chacun y trouve son compte.
L’avantage de sa population
« Tout le monde n’a pas le même point de vue de l’indopacifique. Il y a la vision du mastodonte qui regroupe les trois-quarts de la population mondiale et il y a celle du plus petit continent, l’Océanie, qui regroupe le plus petit nombre de la population mondiale, précise Fanny Pascual, Maître de conférence en histoire contemporaine à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Le problème pour le Pacifique a donc toujours été de jouer dans cet ensemble où il ne représente pas grand-chose d’un point de vue de la population mais qui est gigantesque en termes d’espace et de ressources halieutiques, minières ou encore en termes de ressources géostratégiques. »
Mais, aux yeux de l’universitaire, la Calédonie dispose d’un atout supplémentaire : sa population. « Elle n’est pas isolée et pas seulement océanienne. Elle a toujours été dans cet axe indopacifique.
Nous sommes depuis toujours liés et intégrés à des pays d’Asie en ayant reçu des bateaux d’engagés asiatiques depuis les années 1890. Il y a un lien fort avec l’Asie qu’on le rejette, ou qu’on l’accepte. »
Dernier avantage, ou plutôt renfort, la présence et l’activité des Forces armées de Nouvelle-Calédonie basées en province Sud. « L’armée Française est une armée qui ne fait pas ici de l’interventionnisme à des fins militaires, rappelle Cameron Diver. Elle intervient en matière humanitaire, au bénéfice des populations et du développement. C’est en cela que c’est intéressant. On voit bien qu’avec le changement climatique et le renforcement de phénomènes, les interventions seront plus nombreuses. C’est un moyen pour nous de montrer qu’on fait partie de la famille du Pacifique. »
Affirmer sa souveraineté et développer sa coopération
La France n’est pas un frein mais bien un accélérateur des échanges entre la Nouvelle-Calédonie et ses pays voisins. Pour mémoire, c’est bien elle qui a soutenu l’intégration, en 2016, de la Calédonie au Forum des Îles du Pacifique (FIP).Il s’agit d’une des principales organisations politiques internationales de coopération régionale de la zone dont le siège est installé à Suva (Fidji). Le FIP réunit tous les pays d’Océanie (Îles Cook, Fidji, Kiribati, Îles Marshall, États fédérés de Micronésie, Nauru, Niue, Nouvelle-Zélande, Palaos, Papouasie Nouvelle-Guinée, îles Salomon, Samoa, Tonga, Tuvalu, Vanuatu, Australie) ainsi que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. L’année dernière, les dirigeants du FIP ont lancé un appel commun à la Cour de La Haye pour qu’elle précise l’obligation des États
« de protéger les droits des générations actuelles et futures contre les effets néfastes du changement climatique ».
Plus récemment, le 17 mai, en NouvelleZélande, le président actuel du Forum des Îles du Pacifique et Premier ministre des Îles Cook, M. Mark Brown, a pris position sur la question de l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Répondant à la demande du FLNKS qui conteste le résultat du référendum de 2021 sur l’indépendance, le responsable a déclaré : « Ce n’est pas le rôle du Forum de s’ingérer dans les affaires internes de pays qui déterminent leur indépendance ou leur dépendance sur d’autres pays. »
L’armée recrute chaque année des jeunes Calédoniens attirés par l’uniforme, mais également par la possibilité de découvrir le monde.
Une occasion que n’ont pas manquée onze d’entre eux en novembre dernier.
Trois filles et huit garçons, âgés entre 20 et 27 ans, ont rejoint la Métropole et leur formation au sein de la Marine nationale. Sept d’entre eux rejoignent l’école de maistrance et les quatre autres un cours de quartier-maître de la flotte pour un contrat de quatre ans.
Trois de ces marins sont issus du recrutement local, ayant réalisé un contrat de deux ans comme quartier-maître de la flotte. Cette première expérience au sein des Forces armées de Nouvelle-Calédonie (FANC) leur a permis d’affiner leur choix de spécialité après un parcours riche et comprenant systématiquement une période embarquée.
D’autres ont trouvé leur vocation à l’issue d’une période d’initiation ou de perfectionnement à la défense nationale, préparation militaire marine, réalisée à Nouméa. La Marine n’est pas la seule à recruter de jeunes Calédoniens. Onze d’entre eux ont signé leur contrat d’engagement en décembre pour une durée de 4 à 6 ans.
C’est l’un des plus grands exercices de la zone. Plus de 3000 militaires provenant de 19 nations différentes, 10 bâtiments et 14 aéronefs se sont retrouvés dans le cadre de “Croix du Sud”, un entraînement grandeur nature en Nouvelle-Calédonie.
Cette année, du 24 avril au 6 mai, tous étaient réunis pour participer à un scenario sur le thème de l’assistance humanitaire et le secours après une catastrophe naturelle. Au mois de mars, un contingent des Forces armées de Nouvelle-Calédonie s’est rendu à Tanna pour venir en aide à la population après le passage de deux cyclones chez notre voisin.
La Nouvelle-Calédonie, une place stratégique qui ne date pas d’hier
Il y a 80 ans déjà, les Américains s’installaient en Nouvelle-Calédonie, pour 4 ans. Leur séjour, à visée militaire en pleine Seconde Guerre Mondiale, a considérablement changé la face du Caillou. Mais il a aussi affirmé aux yeux de tous la position stratégique de la Nouvelle-Calédonie, au cœur d’enjeux géopolitiques forts. Fanny Pascual, maître de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Nouvelle-Calédonie, spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale dans le Pacifique, revient avec nous sur cet épisode, qui a (re)placé la Nouvelle-Calédonie sur l’échiquier mondial.
On pourrait croire nouveau cet intérêt pour la Nouvelle-Calédonie, en tant que spot stratégique de l’axe indopacifique. Pourtant, depuis Marco Polo jusqu’au nouveaux enjeux de ressources et d’espaces, le Pacifique a toujours été le théâtre d’une lutte d’influence. Parfaitement incarnée, pour notre petit archipel, par la présence de 130 000 soldats américains sur le territoire calédonien pendant la Seconde Guerre Mondiale. Une base arrière pour rassurer et mobiliser En 1942, en pleine guerre du Pacifique, qui oppose un Japon expansionniste aux Etats-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Australie et Nouvelle-Zélande, l’empire japonais avance ses pions jusqu’à Guam et les îles Salomon. « Il ne restait plus que les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie à proximité, explique Fanny Pascual. Sous le commandement américain, les forces alliées ont investi le territoire pour en faire une base arrière et une tête de pont. Outre sa position privilégiée, il faut dire que la Calédonie ne présentait pas de risque sanitaire pour les soldats car le territoire n’était pas touché par la Malaria, et qu’elle était ultra-protégée par son lagon fermé, où seules les passes sont à surveiller. Une initiative tactique, donc, qui permettait de rassurer l’Australie et la Nouvelle-Zélande, tout en offrant une position stratégique, des ressources et des connexions à d’autres territoires français comme la Polynésie française ou Wallis et Futuna. » Pour la population locale, cette présence étrangère apporte alors « une véritable ouverture au monde, à la modernisation, à la culture, à un rapport à l’autre différent. Un vrai bond dans le temps. » La guerre avance cependant très vite dans le Pacifique et le bras de fer se joue en 6 mois. Les alliés progressent vers le Nord, laissant petit à petit la base calédonienne La Nouvelle-Calédonie, une place stratégique qui ne date pas d’hier Il y a 80 ans déjà, les Américains s’installaient en Nouvelle-Calédonie, pour 4 ans. Leur séjour, à visée militaire en pleine Seconde Guerre Mondiale, a considérablement changé la face du Caillou. Mais il a aussi affirmé aux yeux de tous la position stratégique de la Nouvelle-Calédonie, au cœur d’enjeux géopolitiques forts. Fanny Pascual, maître de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Nouvelle-Calédonie, spécialiste de la Seconde Guerre Mondiale dans le Pacifique, revient avec nous sur cet épisode, qui a (re)placé la Nouvelle-Calédonie sur l’échiquier mondial. se réduire, avant un départ définitif des troupes en 1946.
Le Pacifique reste une zone d’influences
Mais à cette heure, la région passe déjà d’une guerre à l’autre. « Si la Calédonie n’a pas connu les affres de la Guerre
Froide, les conflits se sont cependant poursuivis sur nos frontières : Indonésie, Corée, Vietnam… Puis le Pacifique est devenu le terrain de jeu du nucléaire, une terre d’essais comme à Moruroa ou Bikini ». Malgré la fin de la Guerre Froide, les jeux d’influence continuent : l’URSS en son temps, puis plus récemment la Chine, se sont rapprochés des pays du Pacifique. Dans ce monde où chacun cherche des alliances et des ressources, la Nouvelle-Calédonie représente indéniablement un atout commercial et militaire de taille pour la France et ses partenaires